À peine un papillon est-il né qu'il essaie ses ailes. Son
premier mouvement est celui qui le plonge ivre mort vers l'azur


Réjean Ducharme
L'Avalée des avalés

samedi 24 juillet 2010

Être fourmi

On ne sait plus ce qu’il faut dire pour parler correctico-poliment.  Jeunes retardés, jeunes arriérés mentaux, jeunes pas fins-fins, c’est ce qu’on aurait dit il y a quelques dizaines d’années,  bien avant de se mettre à marcher en paranoiaques sur les oeufs des aficionados du vocabulaire non préjudiciable.  
Bref, ils étaient une quinzaine de ces jeunes ados “challengés mentalement” à manger leur sandwich au ritalin, assis calmement dans l’herbe sous l’allée des arbres bénis où je vais aussi, à tous les midis,  bouffer mes carottes aux patates.  Les deux éducatrices relaxent, se tiennent légèrement à l’écart en gardant un oeil de louve sur la meute. 
Ces jeunes sont comme plusieurs allumeurs de réverbères, seuls ensemble sur la cinquième planète du Petit Prince, à refaire inlassablement les mêmes mimiques, à se balancer sur une fesse puis sur l’autre.  Deux garçons jouent à un jeu interminable avec un sac à sandwich : le sac à gauche, le sac à droite,  à gauche, à droite, à gauche, à droite.  Ils rient et c’est tout.  Et puis ils recommencent, convaincus à chaque fois qu’il s’agit d’un nouveau jeu qu’ils viennent d’inventer.  Et la magie opère de nouveau.
Je suis contente de les observer.  Je suis seule pour luncher ce midi, chose rare.  Il se forme habituellement un pique-nique de collègues femmes culturelles ou d'hommes technos autour de moi, et là ça parle de bobos, de vacances, d'argent, de BlackBerry, de IPad, de la stagiaire du PDG, des enfants, des conjoints, de vin bu, de livre lu, de spectacle vu, de potin su.  Cette semaine,  faut croire qu’ils sont tous partis brûler des marshmallows au bout d’une branche dans un SEPAQ .    
Un jeune garcon, Jaco, s’affaire à observer de très près les fourmis qui grimpent le long du tronc d’arbre.  Il en choisi une et la suit jusqu’à ce qu’elle atteigne la jonction où il tentera de la nourrir avec les miettes qu’il pige à tâtons dans un Ziploc, ne quittant surtout pas des yeux la parade .  Mais les fourmis sont rapides et elles sont toutes pareilles, cintrées au cou et à la taille comme des marquises au temps de Louis XIV.  Son oeil perd de vue l’heureuse élue dès que Jaco passe de la position accroupie à debout.  Alors il revient à la base du tronc d’arbre et recommence.  Rien ne pourrait le décourager.  Il est totalement dans le moment.  Il recommence des dizaines de fois et décide enfin de ne plus les suivre à partir du sol mais de rester debout, face à la jonction avec la première branche, et de les attendre là.  L’idée est excellente.  Je l’applaudi à tout rompre,  dans ma tête. Il dépose des miettes et, en moins de deux, son plan est une réussite.  Elles arrêtent de courir partout comme des poules étêtées et se mettent à grignoter le lunch, gracieuseté de Jaco.  Il est content de son coup et ça se voit,  mais en tant que scientifique rigoureux,  il reste stoïque et dubitatif.  Un bon travail n'est jamais terminé,  il a d’autres observations à faire.
Et puis là,  sous mes yeux, l’incroyable chorégraphie de sa métamorphose s’ammorce.  Jaco devient les fourmis.  La cambrure de son corps change, ses mains deviennent des pattes et il n'est plus Jaco ni un autre, il est fourmi.  Je ne vous décrirai rien de tout ça.  Voyez vous-même un petit garcon sur sa cinquième planète qui effleure gracieusement son front du revers de ses mains et qui amène ensuite une miette de pain dans son bec.

Je suis éblouie.  Personne d’autre que moi ne le regarde.  Je suis le témoin privilégié.  Les éducatrices n’ont rien vu .  C’est pourtant la beauté pure qui vient d’apparaître.

-Jaco, on ramasse et on rentre.  Viens t’en mon grand.  

“Madame l’éducatrice, ce n’est pas à Jaco que vous parlez mais à un des plus grands interprètes de la vie.  Le saviez-vous?”


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1 commentaire:

Jack Tabarslak a dit…

jva lire ça en rvenant tabarslak! :D